Le 24 novembre 2021, la Manche engloutissait 27 vies humaines dans le naufrage le plus meurtrier qu’a connu cette mer devenue le symbole d’une crise ignorée.
Si ce naufrage reste celui qui a fait le plus grand nombre de victimes, l’année 2024 a battu un triste record. Depuis le début de l’année, ce sont au moins 70 personnes qui ont perdu la vie ou sont disparues en tentant la traversée. Les morts ne cessent pas.
Cette année, Rola, fillette de 7 ans, est morte noyée dans un canal sous les yeux de ses parents et ses grands frères, sans avoir même atteint la Manche. Maryam, un bébé de quatre mois, est morte noyée. Mansur, un enfant de 2 ans, est mort asphyxié. Des dizaines d’enfants, de femmes et d’hommes sont décédés à la frontière franco-britannique après avoir fui les conflits, la pauvreté, les persécutions, ou simplement parce qu’ils poursuivaient l’espoir d’une vie meilleure sur les rives anglaises.
Il y a peu, Bruno Retailleau, fraîchement nommé ministre de l’Intérieur, portait l’indécence à son comble à l’occasion d’une rencontre avec son homologue britannique, en qualifiant les décès survenus au cours des semaines précédentes de « conséquences néfastes » de l’« efficacité » des forces de l’ordre.
Ces morts ne sont ni le fruit du hasard ni un simple dommage collatéral. Ils sont les conséquences directes des politiques migratoires sciemment mises en place par les pouvoirs publics français et britanniques pour rendre la vie des exilés sur le littoral nord impossible.
En effet, depuis 2021, les gouvernements français et britannique se sont engagés dans un coûteux projet de militarisation de la frontière, qui n’a fait qu’exacerber la souffrance, rendre toujours plus précaire la vie des personnes exilées ainsi qu’augmenter les risques et la dangerosité des traversées, au lieu d’ouvrir des voies de passage légales et sûres entre les pays.
Chaque nouvelle mesure répressive ne fait qu’aggraver la situation. La politique de démantèlement systématique des lieux de vie à l’œuvre sur le littoral nord n’a pour seule conséquence que d’augmenter la précarité et la vulnérabilité des personnes qui vivent dans les camps. Kazhall, par exemple, qui a perdu la vie avec ses trois enfants le 24 novembre 2021, avait été expulsée par la police du camp de Grande-Synthe la semaine précédant le drame. Parallèlement, la multiplication des obstacles aux passages a pour corollaire d’augmenter la dangerosité des traversées et de rendre le business des passeurs toujours plus lucratif.
Ces politiques n’empêchent pas les migrations. Elles forcent simplement les personnes à emprunter des routes toujours plus dangereuses et mortelles – jusqu’où devront-elles aller ? -, et participer à l’enrichissement des réseaux de passeurs – quand cela va-t-il cesser ?
À cela s’ajoute une autre injustice : trois ans après le naufrage du 24 novembre 2021, aucune enquête sérieuse n’a abouti. Certaines, promises, n’ont même pas été conduites, tandis que d’autres ont été entravées ou obstruées. Il n’y a eu ni responsabilité clarifiée, ni vérité révélée. Cette inaction est un outrage aux familles des victimes et une négation de la dignité humaine. La justice doit être rendue pour que ces personnes ne soient pas seulement connues comme des chiffres, mais bel et bien reconnues comme des êtres humains dont la mémoire mérite le respect.
Nous, organisations humanitaires et de protection des droits humains, associations et citoyens, refusons l’indifférence et réclamons justice pour les disparus, dignité pour les vivants et l’accès aux voies légales et sûres pour mettre fin à ces tragédies.
Ces drames ne peuvent continuer de s’accumuler sans que soient questionnée la militarisation de cette frontière, via une surenchère de dispositifs de répression (kilomètres de barrières, barbelés, drones, multiples patrouilles de police, avion Frontex) ayant pour conséquence d’accroître les risques auxquels expose son franchissement. Nous soutenons les actions menées par les proches et familles des victimes devant les tribunaux afin que la vérité éclate sur le déroulement exact de cette nuit meurtrière, que soient identifiés tous les responsables et que justice soit faite. Nous exigeons une réforme profonde et urgente des politiques migratoires, fondée sur les principes d’humanité et le respect du droit international, en particulier l’obligation de porter secours aux passagers d’un bateau en difficulté et de débarquer les personnes dans un lieu sûr dans les meilleurs délais.
Les signataires
Anne Savinel-Barras, Présidente, Amnesty International France
Fanélie Carrey-Conte, Secrétaire générale, La Cimade
Dr Jean-François Corty, Président de Médecins du monde
Raphaël Torlach, responsable mission France, Médecins sans frontières
Yann Manzi, Cofondateur, UTOPIA 56
Pierre-Antoine Gelot, Président de l’Auberge des Migrants
Steve Smith, Président, Care4Calais
Clémence Sonet, responsable des programmes, Collective Aid
Bruno Morel, président d’Emmaüs France
Sylvie Desjonquères-Heem, Administratrice, Maison Sésame
Saad Bouhsina, Président du comité local Dunkerquois du MRAP
Lily MacTaggart, Coordinatrice plaidoyer, Project Play
Caroline Cottet, Présidente, Refugee Women Centre
Marie-Charlotte Fabié, directrice France, Safe Passage International
Nathalie Perlin, Membre du CA, Terre d’errance
Noémie Cassiau, Responsable terrain, Human Rights Observers